peintre et dessinatrice
Souci de soie
par Valérie Deshoulières
Pour Pascaline Boura
Si Georges Perec avait été encore vivant et assis, ce jour de juin, à l'une des tables du Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, la scène que je vais raconter brièvement ne lui aurait sans doute pas échappé. Il aurait peut-être eu envie de lui consacrer davantage qu'une ligne dans une liste.
Une page dans un roman ? Je m'étais assise dans le coin le plus sombre de la salle, afin d'attendre, avec un bon livre, l'heure de mon rendez-vous au Marché de la Poésie. Je devais y rencontrer Andrea Lacovella sur le stand des éditions de La Rumeur libre, qui s'apprêtait à publier courageusement l'un de mes textes hybrides, à la fois chant, essai et roman : L'Entendement d'amour. J'avais une heure d'avance environ ... Et le désir d'aller et venir entre les pages et les visages.
Quand mon attention se fixa sur les mains de mes voisins. Puis sur leurs chevelures. Les mains observaient une sorte de rituel : la main effilée d'une femme tournait les pages d'un grand cahier que la main pâle d'un homme accompagnait. Sa chevelure à elle était courte, noire et bouclée. Lui portait ses cheveux blancs avec beaucoup de dignité. J'entrevoyais parfois des rectangles de couleur. Je pensais dans ces entrevisions à la poudre d'ardoise et à la terre broyée de Sienne.
Craignant d'être indiscrète, mes yeux ne fixaient rien, mais recevaient comme une offrande de fins passages : du vert à l'orange et du bleu au vert. Je me souviens d'avoir pensé : comme il y a du vert ici. Jusque dans le rouge du soleil. Puis, fatalement, mon regard se fit insistant Et je perçus dans la couleur des caractères. Et les rectangles de se muer en palimpsestes : je devinais alors, dans l'ardoise et l'ocre, des écritures. Des griffures. Sans rien voir vraiment, je compris tout de suite l'importance de ce langage. C'est le bleu, au-delà du vert, qui finalement me donna l'audace d'inviter ma voisine à me rejoindre quand l'homme l'eut... quittée.
Elle semblait partager avec moi le goût de l'impromptu. C'est donc avec le plus grand naturel qu'elle reprit pour moi son feuilletage. Le terme est d'importance car elle m'expliqua, en faisant défiler ses dessins, qu'il s'agissait de papiers de soie encollés. Le pastel leur conférait une sorte d'intimité cireuse. Une ancienneté aussi. L'ceuvre était patinée avant même d'être livrée au temps et aux intempéries. Toujours déjà vieille. J'écoutais et regardais avec soin. Je sentais qu'il se passait quelque chose. Cette chose dont je reconnais vite l'odeur à saisir quand il se fissurait. Le ciel, quand il se voilait, plus désirable. Ce que j'avais vu là correspondait à une nostalgie.
Traduisait une quête immémoriale. Faisait entendre la voix de l'Origine. Arkhè. Ma voisine s'y entendait en correspondances de toutes sortes. En synesthésies. Je songeais, en la regardant, à cette exclamation de Lucia, la Maga, la Sibylle, dans Marelle de Julio Cortàzar : « C'est si violet d'être ignorant ! ». Ma voisine avait su écrire dans une langue d'avant l'histoire qu'elle ne pouvait pas connaitre car elle n'existait pas. On dit qu'elle fait danser des taches de couleurs quand elle entend de la musique. Cela ne m' étonne pas. C'est une moindre performance pour elle qui a su faire parler les pierres et les métaux. Une descente en soi soyeuse. Une introspection que Freud, comme Perec, aurait contemplée avec la même fascination que sa Gradiva.
Un souci de soie.
Pour Pascaline Boura
Je dis arbre et écrivant ce mot ou le prononçant, je vois. Je dis que je vois, mais je ne vois rien qui soit un arbre, tel arbre, cet arbre. Le mot arbre n'est pas un arbre. Je dis arbre et le mot, sa lumière oubliée, sont eaux-fortes qui viennent mordre, brûler, inciser, non la plaque de cuivre au fond de mes yeux, mais une rétine mentale dont le corps a gardé mémoire. Le mot arbre, depuis qu'il est venu du vent, engendré par le souffle ou le chant, le mot arbre a peuplé l'espace et c'est forêt aux essences multiples qui se mettrait en marche si vos arbres, hors de vos bouches étaient eux aussi prononcés. Si l'envers de vos paupières en déployait les ramures...
Je dis arbre, j'écris arbre, je peins ou je dessine arbre. Aucun n'est celui qui a posé son nid dans nos yeux. Un mot en appelle d'autres et fait chant d'oiseaux : arbre, racine, branches, rameux, bourgeons, sève, feuillée, tronc, blessure. Allez savoir pourquoi blessure. Pins des Landes : entailles, godet de terre cuite qui s'emplissent de sang clair. Ou bien ceci : la lettre, le hêtre, l'écorce, le livre. Liber. ET cette proximité aussi, en langue allemande, du livre, de la lettre de la hêtraie. Buch, Buchstabe, Buchenwald. Blessure.
Arbre et moi portons, comme chacune, chacun, l'humaine condition, arbre et moi debout, dressés, relevés, arbre et moi vivants verticaux. L'arbre a des racines. nous avons des jambes. Pour aller vers l'autre, pour danser. Il y a danse d'être debout, dans nos voix, dans nos yeux. Nos yeux, nos voix ouvrent le monde. Nous voyons, nous dansons. Nos voix viennent après. Après la danse, après le voir, après le peindre.
La voix se lève dans l'invisible de la nuit. Nous sommes arbres et nous dansons, nous marchons, nous commençons à peindre, à écrire. En de nombreuses langues un même mot dit les deux, peindre est écrire, et c'est toujours se souvenir de la danse, de la musique de l’espèce.
Les yeux, les mains
par MICHAËL GLÜCK